Stratégies

Yann Manzi (Utopia 56) : « Avec les milliers de mètres carrés vides, la rue n’est pas une fatalité »

Par Alexandre Foatelli | Le | Rse

D’un côté, des milliers de personnes qui n’ont pas de domicile fixe et passent leurs nuits dehors. De l’autre, des bureaux et autres immeubles d’entreprises vacants pour différentes raisons. Face à ce constat, l’association Utopia 56, cofondée par Yann Manzi, a mis en œuvre un cadre pour rendre possible l’hébergement nocturne dans ces bâtiments vides.

Yann Manzi a créé Utopia 56 en 2015 avec sa femme, son fils et une amie. - © D.R.
Yann Manzi a créé Utopia 56 en 2015 avec sa femme, son fils et une amie. - © D.R.

Qu’est-ce qu’Utopia 56 ?

Utopia 56 est née il y a huit ans. Il s’agit d’une association familiale, créée avec ma femme, mon fils et une amie. L’idée a germé au plus fort de la crise syrienne, à la suite du choc médiatique provoqué par la photo du petit Aylan (en septembre 2015, Aylan Kurdi, âgé de trois ans, est retrouvé mort noyé sur une plage turque, NDLR). A cette époque, nous participions à l’organisation de grands festivals, notamment des Vieilles Charrues, dans lesquels on accueille des centaines de milliers de personnes. Dès lors, nous avons voulu proposer des solutions d’accueil pour ces populations de migrants, ce qui fut le point de départ de notre engagement associatif.

Aujourd’hui, Utopia 56 est à l’œuvre dans huit villes de France (Calais, Grande-Synthe, Lille, Tours, Rennes, Paris, Toulouse et Dijon). Nous comptons 200 bénévoles et 41 salariés, auxquels s’ajoutent 500 hébergeurs citoyens actifs, à savoir des gens qui peuvent ouvrir une chambre ou un canapé pour de l’hébergement ponctuel. Ce réseau d’hébergement nous permet de loger pour la nuit des dizaines de familles chaque soir. Nous nous définissons comme le « 115 de la débrouille ».

Dans un sondage réalisé lors des Immo Days*, un tiers des participants déclarent disposer d’au moins 100 m² vacants. Que vous inspire ce chiffre ?

Quand on prend la mesure du phénomène de vacance dans l’immobilier professionnel, et qu’on voit qu’il existe des milliers de mètres carrés vides, on se dit que la rue n’est pas une fatalité. Le phénomène du sans domicile fixe concerne des dizaines de milliers de personnes partout en France, et peut frapper beaucoup de gens. Dans bon nombre de cas, on travaille avec des associations comme le Droit Au Logement, qui agissent dans les cas d’expulsion locative sans relogement derrière. L’engorgement des dispositifs d’Etat aujourd’hui entraîne de longues files d’attente, période où les personnes dorment dans la rue. Notre objectif, c’est de résorber cette attente par le biais d’hébergement citoyen et d’ainsi intercepter ceux qui subissent un accident de la vie avant qu’ils ne sombrent dans la rue.

Cette manne de surfaces « libres » nous a poussé à imaginer une action humanitaire de premier accueil.

Cette manne de surfaces « libres » nous a poussé à imaginer une action humanitaire de premier accueil, dans laquelle une large partie de notre mission consiste en la distribution de matériel de première nécessité (tentes, couvertures, vêtements, denrées alimentaires de base). L’an dernier, nous avons pu expérimenter une occupation de locaux vides à Paris.

Comment s’est déroulée cette expérimentation au sein d’une entreprise ?

Cela est venu d’un entrepreneur vivant à Paris et qui était confronté à cette misère tous les jours. Il m’a contacté pour me dire qu’il disposait d’un immeuble de bureaux de 400 m² vides dans l’attente de sa rénovation qui devaient intervenir quelques mois plus tard. Le bâtiment était équipé de sanitaires et d’un point d’eau, et nous avons pu ainsi héberger de nuit plusieurs familles durant quelques mois, sans le moindre accroc.

Un tel dispositif d’accueil dans des locaux tertiaires soulève-t-il des réticences de la part des entreprises ? Comment Utopia 56 y répond ?

Effectivement, des freins existent, mais nous sommes attentifs à toutes les préoccupations et nous faisons tout pour les lever. D’abord, Utopia 56 choisit de mettre en place un parcours pour les personnes que nous hébergeons. Pour pouvoir bénéficier de l’accueil dans un de nos lieux, il faut d’abord se faire connaître et s’enregistrer auprès de nos équipes, ce qui nous permet d’assurer un suivi des personnes et un accompagnement en plus de l’hébergement de nuit. Du côté des entreprises qui mettent à disposition des locaux, cela évite l’écueil de voir arriver « n’importe qui » chaque soir. En outre, nous priorisons l’accueil pour les femmes isolées et les bébés.

Ensuite, nous passons des conventions avec l’occupant afin de contractualiser le fait que l’association prend la responsabilité de ce qui pourrait se passer durant la période d’hébergement. Cela s’appuie sur les assurances nécessaires, et nous comptons aussi sur des effectifs salariés, qui sont des gens de confiance. Ces personnels sont par ailleurs formés aux règles de sécurité (incendie, premiers secours), ce qui constitue des mesures compensatoires au fait que la plupart des immeubles de bureaux ne soient pas aux normes ERP.

Tant que la pérennité de l’endroit où dormir n’est pas garanti, on ne peut rien faire.

Ainsi, pour des locaux vacants, notre occupation peut représenter une économie sur les dépenses de gardiennage et de sécurité. En passant par notre intermédiaire, on évite que ces mêmes locaux soient squattés sans aucun engagement vis-à-vis des entreprises propriétaires et de manière complète : les gens que nous hébergeons ne restent que la nuit, chaque matin ils partent et ne reviennent que le soir suivant. Mais il se trouve que, comme le rappelle la Fondation Abbé Pierre et les associations qui œuvrent sur ce sujet, tant que la pérennité de l’endroit où dormir n’est pas garanti, on ne peut rien faire. C’est un stress trop important.

N’est-ce pas se contenter d’une solution peu optimale, plutôt que pousser pour que des structures d’accueil dédiées voient le jour ?

Bien sûr qu’être hébergé dans une tente et un sac de couchage sur des plateaux de bureaux n’a rien d’un idéal… mais bien plus souhaitable que la rue, ses conditions et sa violence. Même si nous faisons de notre mieux pour lever toutes les freins idéologiques et réglementaires au fait de recevoir des populations dans des immeubles vides, notre solution n’est pas parfaite. Néanmoins, avec toutes les places que nous pouvons proposer (chez des bénévoles, dans des bureaux et dans les paroisses), Utopia 56 a dispensé plus de 16 000 nuitées en 2022.

Nous appelons les propriétaires immobiliers ayant des surfaces libres à disposition à s’engager avec nous.

En région parisienne, ce sont 2 867 personnes, dont 925 familles, 216 femmes seules et 468 enfants en bas âge qui ont pu avoir un toit sur leur tête pour la nuit. Pour bâtir ce rêve de contribuer à réduire le nombre de gens qui dorment à la rue, nous appelons les propriétaires immobiliers ayant des surfaces libres à disposition à s’engager avec nous, pour un partenariat au service d’un bien commun. De l’utopie à la réalité, il n’y a qu’un pas, que nous pouvons franchir ensemble !


*Sur 57 répondants sondés lors des Immo Days, 28 % ont déclaré avoir plus de 1 000 m² vacants et 5 % ont déclaré avoir entre 100 et 1 000 m² vides. Enfin, 5 % ont répondu avoir entre 0 et 100 m² inoccupés.

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