Télétravail : gare aux inégalités !
Par Alexandre Foatelli | Le | Modes de travail
Entré dans le quotidien de millions de salariés et des entreprises du secteur tertiaire, le télétravail constitue aujourd’hui un mode de travail à part entière. Plébiscité par ses pratiquants, toléré par les organisations soucieuses de ne pas froisser ses talents, il est cependant vecteur d’inégalités sur le plan social, auxquelles il est important de porter attention.
Il n’est pas nouveau, mais après des années d’espoirs déchus, le télétravail s’est enfin imposé sur le devant de la scène professionnelle, profitant de la crise sanitaire. En 2009, le Centre d’analyse stratégique, organe institutionnel au service du Premier Ministre, prédisait que « le télétravail a un fort potentiel de développement qui pourrait concerner jusqu’à 50 % de la population active en 2015 ». Une projection loin de se réaliser, puisque le taux ne s’élevait qu’à 12 % pour les salariés des grandes entreprises en 2012 - pour au moins huit heures par mois - et tombait même à 8 % pour l’ensemble des actifs.
Il aura fallu attendre 2020 et ses périodes de confinement et, donc, de télétravail imposé plusieurs mois durant pour que ce mode fasse la démonstration de son efficacité. Séduisant par la même occasion ses pratiquants, un retour « à la normale » paraît désormais très peu probable, dans un contexte où le rapport de force employeurs/employés a basculé en faveur des seconds.
Tous inégaux face au télétravail
Malgré son développement massif, le télétravail reste un vecteur d’inégalité entre les secteurs économiques et au sein même des entreprises, en créant des catégories de salariés qui ne sont pas logés à la même enseigne.
Inégalités socio-économiques
De manière assez intuitive, la première source d’inégalité au sujet du télétravail concerne sa mise en œuvre, pour une raison simple : tous les métiers ne s’y prêtent pas. « Selon une étude de Harris Interactive pour le compte du ministère du travail, 44 % des Français ne peuvent pas télétravailler, notamment dans des secteurs comme le soin, l’industrie, l’hospitality, la sécurité et le retail », rappelle Flore Villemot, DRH et consultante en transformation chez The Boson Project. Au travers de cette opposition transparait la séculaire dichotomie entre les métiers à dimension physique - au sens de la présence - et les métiers créatifs ou dits « intellectuels » - où l’ordinateur est l’outil de travail principal. En somme, l’antagonisme entre « cols bleus » et « cols blancs ». Le télétravail vient ainsi creuser encore un peu plus des inégalités préexistantes entre ces classes sociales. « Selon la Dares le travail hybride est possible pour 85 % des cadres et des professions intellectuelles versus 48 % pour les employés et les ouvriers », indique Flore Villemot.
Selon la Dares le travail hybride est possible pour 85 % des cadres et des professions intellectuelles versus 48 % pour les employés et les ouvriers.
Si cette opposition à l’échelle des catégories socio-professionnelles est bien tangible, elle reste plus « acceptable » que lorsqu’elle se produit entre les salariés d’une même entreprise. Dans l’industrie ou le retail, l’entreprise doit ménager le fait que certains de ses collaborateurs soient sur le terrain tandis que d’autres peuvent télétravailler régulièrement. Une inégalité qui s’était particulièrement ressentie au plus fort de la crise sanitaire, quand les employés des supermarchés ou des chaînes logistiques devaient s’exposer au virus, alors que les cadres de leur propre entreprise étaient préservés.
« Certaines de ces entreprises mettent en place des innovations organisationnelles, notamment sur des sujets de rotation pour que les uns et les autres puissent avoir un jour de télétravail à tour de rôle, souligne Flore Villemot. Des métiers de lien avec la clientèle se sont digitalisés, rendant la pratique du télétravail possible, et des entreprises ont fait le choix de réduire le recours au télétravail pour tous au minimum (1 jour/semaine) afin de réduire l’écart de traitement entre les individus. »
Certaines de ces entreprises mettent en place des innovations organisationnelles […] pour que les uns et les autres puissent avoir un jour de télétravail à tour de rôle.
Enfin, même lorsque le télétravail est possible, il ne se pratique pas dans des conditions égales entre les individus : faire sa journée de travail dans un studio de 25 m² n’équivaut pas à le faire dans une maison de 200 m² avec jardin. « C’est aussi un sujet générationnel, précise Flore Villemot. On a pu observer parmi les jeunes, cantonnés à des logements plus petits, une tendance plus rapide à vouloir retourner au bureau, tout simplement parce qu’ils ne pouvaient pas travailler chez eux dans de bonnes conditions. » Un sujet qui pose la question de l’accompagnement des entreprises, qui pour certaines d’entre elles proposent à leurs équipes de s’équiper pour leur domicile.
Inégalité hommes-femmes
En étudiant la question sous l’angle du genre, d’autres inégalités se font jour. The Boson Project a voulu d’abord identifier si les inégalités de classes se répercutaient sur le genre et si les secteurs non éligibles sont typiquement féminins. « Effectivement, il y en a qui sont typiquement féminins : agents d’entretien (71 % de femmes), vendeurs (70 %), enseignants (70 %), aides-soignants (90 %). Cependant, il existe aussi des métiers typiquement masculins concernés tels que les maraîchers, jardiniers, viticulteurs, ouvriers de la manutention, ouvriers qualifiés dans l’industrie et la mécanique. Alors il est plus difficile d’expliquer les inégalités liées au télétravail par le genre. Ce qu’on observe c’est que c’est plutôt une question de métier », résume Flore Villemot.
Le télétravail ne s’est pas mis en place de la même manière selon le genre.
Néanmoins, dans les faits, « le télétravail ne s’est pas mis en place de la même manière selon le genre », précise Julie Landour, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université PSL Paris-Dauphine. À l’origine l’impression était que, dès lors qu’hommes et femmes allaient travailler de la même manière au domicile, les organisations domestiques seraient remises à plat. « Au bout de deux ans, ce qu’on observe, c’est que des mécanismes de genre se sont maintenus. », souligne Julie Landour. En se penchant sur les inégalités du télétravail plus particulièrement chez les cols blans, la « creative class », on peut observer que si les femmes prennent plus de plus de femmes prennent des jours de télétravail, c’est souvent pour réaliser des tâches ménagères. « 80 % des femmes réalisent une heure quotidienne de tâches ménagères, contre 36 % des hommes, indique Flore Villemot. Une autre statistique venant du BCG met en avant que les femmes ont 1,5x plus de risque d’être interrompu lorsqu’elles travaillent à la maison que les hommes. C’est aussi parce qu’aujourd’hui, elles disposent moins souvent d’un espace isolé pour travailler de la maison », poursuit la DRH de The Boson Project.
Au-delà des tâches ménagères, le point central de l’inégalité hommes-femmes au travers du télétravail concerne la charge des enfants. « Dans les entretiens, on constate à quel point la maternité est, encore aujourd’hui, construite autour la disponibilité de la mère envers ses enfants. Cette injonction est beaucoup moins importante pour les hommes.
Le management doit cesser de considérer que la valeur d’un salarié se mesure à l’aune d’une disponibilité extensive.
Dès lors qu’une femme est dans l’espace domestique, on considère qu’elle est nécessairement disponible pour ses enfants », décrit Julie Landour. Une situation qui nuit la plupart du temps aux femmes, qui se retrouvent indisponibles en fin de journée « au moment où intervient souvent le coup de fil du responsable pour debriefer », souligne la chercheuse.
Plus globalement, cette tendance à une moindre disponibilité et une moindre présence au bureau peut constituer un frein à l’avancement de carrière. « Il est de plus en plus palpable et prouvé que plus on est en télétravail, moins on a accès à des ascensions professionnelles. Selon une étude de LinkedIn, 4 salariés sur 10 pensent que le télétravail aura un impact sur l’évolution de leur carrière, et parmi eux, 85 % estiment que cet impact sera négatif », note Flore Villemot. Sur ce point, l’entreprise a un rôle à jouer pour adapter son mode de fonctionnement. « Le management doit cesser de considérer que la valeur d’un salarié se mesure à l’aune d’une disponibilité extensive, en télétravail comme au bureau, exhorte Julie Landour. Des modes d’organisation alternatifs peuvent être inventés, des exemples existent y compris dans les organisations qui paraissent les plus exigeantes auprès de leurs salariées. » Car il ne peut y avoir d’évolutions des modes de travail sans un ajustement du management et de la culture d’entreprise.