[ETUDE] Le travail déraciné : pourquoi et comment l’espace de travail doit se réinventer
Par Alexandre Foatelli | Le | Immobilier
The Boson Project s’est associé à La Française Real Estate Managers, l’Association des Directeurs Immobiliers (ADI) et Républik Workplace pour partager une nouvelle enquête, intitulée « Le travail déraciné ». Cette étude donne la parole à près de 90 grands décideurs afin faire le point sur leurs questionnements et leurs bonnes pratiques pour repenser leur immobilier de bureau.
À l’heure où la France débat sur le « désengagement » des salariés et sur l’exode vers une « autre vie » quelle est la place du bureau ? Quel est l’impact des évolutions du rapport au travail sur les stratégies immobilières des entreprises ? Animé par ces questions, The Boson Project a donné la parole à 86 grands décideurs de l’immobilier et de l’environnement de travail, ainsi qu’à des chargés de projets workplace et expérience. L’Assurance Retraite, Doctolib, SNCF Immobilier, Nexity, la Maif, Sanofi ou encore Mazars ont partagé leurs questionnements et bonnes pratiques sur ce sujet.
Les résultats de ces entretiens composent « Le travail déraciné », une enquête dont La Française Real Estate Managers, l’Association des Directeurs Immobiliers (ADI) et Républik Workplace sont partenaires. Organisée en deux grandes parties, celle-ci explore les grands défis décryptés par les décideurs de l’immobilier. Pour chacun, l’étude propose un panorama d’inspirations pour alimenter les réflexions vers des solutions tangibles. Focus sur la première partie : la nécessaire réinvention de l’espace de travail.
Immobilier de bureau : jeu d’équilibre
Le décideur immobilier compte aujourd’hui parmi ses responsabilités de « ramener » et d’attirer les salariés au bureau. Il dispose pour ce faire d’un certain nombre de leviers comme les aménagements, le mobilier, les services… Depuis la crise du Covid, le focus est fortement mis sur la notion de confort de travail. « Cet aspect de la QVCT est bien entendu nécessaire, mais il ne saurait suffire et penser que les travailleurs ne viendront au bureau que pour vivre une expérience de confort serait un aveu d’échec pour l’entreprise », soulignent Anne-Sophie Winiszewski et Fleur Cabeli, directrices Conseil chez The Boson Project et autrices de l’enquête.
Si le travailleur se déplace, c’est aussi pour rechercher une émulation intellectuelle, faire l’exercice d’un collectif solidaire, ressentir la fierté du travail bien fait en collectif et des valeurs de l’entreprise, apprendre au contact de managers… Pour cela, le bureau doit constituer un espace de vie et de réalisation personnelle et collective.
Défi n° 1 : accueillir des flux variables dans un espace invariable
Le post-confinement a été vu par beaucoup comme un effet d’aubaine pour optimiser et repenser l’usage des surfaces de bureaux et de rendre ces surfaces pour une majorité d’entreprises. Cependant, la pratique du télétravail tend à diminuer depuis l’automne 2022. Près de la moitié (48 %) des entreprises interrogées dans l’enquête déclarent que le taux d’occupation des bureaux a augmenté depuis septembre 2022.
48 % des entreprises interrogées déclarent que le taux d’occupation des bureaux a augmenté depuis septembre 2022.
Pour The Boson Project, deux raisons expliquent ce phénomène. La première, c’est le désir des nombreux travailleurs depuis 2023 de revenir plus régulièrement au bureau, une fois le frisson de liberté offert par la nouveauté du télétravail retombé. On revient pour retrouver l’Autre (1er levier d’engagement), entretenir une collaboration saine et performante, et pour certains retrouver un confort de travail. La seconde, c’est l’irruption de la semaine de quatre jours. Une semaine raccourcie qui commence à faire son nid en Europe, avec ses promesses de mêler équilibre pro/perso, productivité et d’engagement… et qui induit souvent moins de télétravail dans la pratique.
L’une des seules certitudes dont disposaient les décideurs immobiliers et qui permettait de calculer un ratio pour l’aménagement des bureaux, pourrait donc à nouveau être questionnée. Pour de nombreuses entreprises, leurs choix en la matière sont déjà mis à l’épreuve d’un certain « retour au bureau ». Ce dernier peut mener jusqu’au manque de place pour de nombreuses entreprises, avec un effet de sur-fréquentation certains jours de la semaine.
Pour faire face à cette nécessaire gestion des flux humains, les organisations suivent deux principales tendances. Certaines font le choix de fermer l’accès au bureau le jour le moins fréquenté. Néanmoins, cette solution a fait l’objet d’un atelier-débat lors des derniers FM Days où plusieurs décideurs ont souligné des limites : le fait que le Code du travail empêche d’imposer le télétravail à leurs salariés et un doute persistant sur le gain réel sur les consommations énergétiques.
D’autres cherchent à lisser et harmoniser la fréquentation des bureaux. Une approche qui peut se faire par différents moyens : le bâton (exclure le vendredi comme jour télétravaillable, imposer des jours de présence par équipe, etc.), qui nécessite de forts atouts de compétitivité sur le marché du travail dans un contexte de rapport de force entre entreprises et salariés s’est inversé, ou la carotte, en cherchant à faire sur le vendredi et les périodes de creux des moments désirables, des animations, des avantages particuliers…
« Grâce au petit déjeuner convivial qu’on a mis en place le lundi on a gagné 20 % de fréquentation le lundi matin depuis un an. En revanche le vendredi, je n’y arrive pas », témoigne Fanny Lamarque, directrice de l’Environnement de Travail & HSE de Keolis.
Enfin, si on accepte que le flux de fréquentation soit variable, peut-on faire varier l’espace pour qu’il s’y adapte ? Aujourd’hui des solutions apparaissent sur différentes temporalités : la location de salles de réunions ou espaces de coworking pour supporter les pics de fréquentation, ou le bureau opéré, pour certaines configurations d’entreprises ou département, pour augmenter ou réduire ses surfaces rapidement Mais ces solutions présentent leurs limites : elles restent onéreuses et contribuent à éclater le corps social.
« On a pensé à avoir un QG avec des camps de base comme des coworkings, qui fonctionneraient en réseau. Mais, finalement, on a décidé de ne pas poursuivre cette voie car on allait se diluer », affirme Mathilde Le Coz, directrice des Ressources Humaines de Mazars.
Défi n° 2 : faire de l’immobilier dans un monde mobile
Les quelques certitudes qui guidaient les décideurs immobiliers et de l’environnement de travail depuis 20 ans semblent s’être envolées. Avec l’accélération et l’évolution des tendances (modes de travail, attentes des collaborateurs, etc.), qui peut affirmer sereinement « dans 10 ans, 20 ans, c’est comme cela que nous travaillerons » ? Comme évoqué précédemment, même le télétravail, qui depuis trois ans est vu comme un nouvel acquis social indéboulonnable, n’échappe pas à un retour de balancier vers un certain équilibre.
Malgré ce contexte mouvant, l’immobilier est par essence un domaine qui implique de figer dans le marbre certains choix. Les directeurs immobiliers sont ainsi pris en tenaille. D’un côté, ils ont besoin de prendre le temps de la réflexion, voire de remettre à plus tard certaines décisions quand le contexte sera stabilisé.
On s’accommode de bureaux légèrement en retard sur les besoins, tant que le déséquilibre entre existant et attendu reste supportable.
De l’autre, le besoin d’avancer, notamment avec la technique « des petits pas ». Dans le cadre de l’accélération des tendances - telle que le mouvement de balancier qu’a connu le télétravail en trois ans à peine -, le rythme de l’immobilier traditionnel ne peut suivre. « Cette accélération de l’obsolescence de l’immobilier, qui touche les aménagements, le mobilier, la stratégie immobilière, force à évoluer dans un “pis-aller” : on s’accommode de bureaux légèrement en retard sur les besoins, tant que le déséquilibre entre existant et attendu reste supportable », pointe l’enquête.
Face à l’instabilité, les directeurs immobiliers ne restent pas démunis et des outils s’imposent, à l’instar de la data. En effet, la nécessité d’avoir une donnée précise, qui prenne en compte une pluralité de facteurs, devient déterminant pour adapter l’outil immobilier.
« Un immeuble sain, c’est un immeuble qui donne des informations en temps réel. Sur l’appropriation des espaces, leur fonctionnalité… Si on comprend mieux l’espace on va pouvoir mieux l’utiliser », souligne Frédéricke Sauvageot, directrice de la QVT du Domaine Immobilier et des Espaces de Travail d’Orange.
En outre, les managers ont un rôle à jouer pour adapter l’outil immobilier. Les directions de l’immobilier et de l’environnement de travail développent avec les managers de nouvelles relations pour comprendre les besoins, adapter les aménagements et faire de l’espace une ressource à la main des managers.
« Des tandems se créent entre les responsables de pilotage des équipes et notre direction : on analyse les rythmes de présence sur site, les taux d’occupation des espaces ainsi que les projections d’effectifs résidents. Puis, on échange avec les managers qui d’eux-mêmes nous proposent un micro-zoning sur le territoire qui leur est alloué. Cette relation amène le manager à considérer l’espace comme une ressource », indique Brigitte Feist, Head of Corporate Real Estate and Residential Services de BNP Paribas Cardif.
« Chaque manager s’organise et revient vers nous pour déclencher un travail de co-design sur l’espace. On a un lab co-design dédié à cette mission pour aller voir chaque métier, étudier leur organisation, mettre les gens en relation et adapter les lieux et la surface. Soit c’est le métier qui vient vers nous, soit c’est nous qui lui proposons », cite Jean-François Bouillé, directeur immobilier, environnement de travail et moyens généraux de la Maif.
Défi n° 3 : trouver l’équilibre entre optimisation et attractivité
L’injonction paradoxale du décideur immobilier : rationaliser l’espace d’un côté, faire en sorte que chacun se sente « mieux que chez soi » de l’autre. Le directeur immobilier doit donc accomplir la prouesse de trouver le bon degré entre optimisation de sa surface et le bon niveau d’attractivité et de confort des bureaux. Optimiser implique le plus souvent de troquer des espaces individuels contre des espaces collectifs avec des politiques de flex-office.
Pour de nombreux salariés habitués à disposer d’un espace « à soi » au bureau, le passage au flex-office peut être compliqué.
Or, pour de nombreux salariés habitués à disposer d’un espace « à soi » au bureau, le passage au flex-office peut être compliqué. Comment alors trouver les moyens pour que les salariés continuent de se sentir appartenir à l’organisation, accueillis et les bienvenus ? Deux méthodes sont à l’œuvre pour répondre à cette problématique.
Premièrement, la stratégie du bureau comme chez soi, pour privilégier un maximum le sentiment d’appropriation en adoptant un taux de foisonnement mesuré, en conservant des bureaux attitrés pour les profils sédentaires ou encore en donnant un maximum de latitude aux individus ou aux équipes pour personnaliser leurs espaces/villages de travail.
« Nous avons fait le point avec chaque direction pour leur proposer des scénarios de flex-office avec différents taux de foisonnement et pour identifier les profils qui avaient besoin d’un bureau fixe. Nous n’avons pas voulu adopter une approche dogmatique sur le flex pour favoriser la pertinence des aménagements et surtout permettre aux équipes de s’approprier ce changement de configuration », explique Alexandra Lenormand, directrice de l’Immobilier, des Achats et des Risques de Nexity.
La bonne stratégie pour :
- Les métiers peu mobiles, qui impliquent de passer une forte majorité de son temps devant un écran
- Les métiers qui ne fonctionnent pas en mode projet
- Des populations réticentes au télétravail (soit parce que leur domicile n’est pas adapté pour y travailler, soit par culture, habitude, goût…)
- Des profils d’entreprises top employeurs qui réussissent à engager sur la durée et comptent dans leurs rangs des collaborateurs avec beaucoup d’ancienneté
Deuxièmement, la stratégie du bureau comme à l’hôtel, qui propose une expérience de l’espace « as a service », un espace à consommer dans de parfaites conditions de confort et de fluidité. Un système qui implique la mise en place de processus de gestion et la dépersonnalisation des espaces pour privilégier une logique d’utilisation par quiconque souhaite l’utiliser.
« Le collaborateur commande ce qu’il souhaite manger à sa place via l’application et nous lui apportons à table. C’est très important pour nous de proposer une expérience qualitative et des formats variés sur un sujet aussi important que la restauration », présente Yves Wencker, directeur du site La Maison Sanofi.
La bonne stratégie pour :
- Les métiers qui fonctionnent en mode projet
- Les entreprises ou sites qui accueillent des métiers majoritairement nomades
- Des métiers très compétitifs sur le marché du travail
- Des entreprises avec des forts enjeux d’image et d’accueil
Ainsi, le directeur immobilier, aussi investi et compétent soit-il, doit faire face à une multitude d’enjeux complexes et interconnectés. Car plus que jamais, les espaces de travail doivent être pensés en bonne adéquation avec leur temps, afin de correspondre aux stratégies - humaines, RSE, et métier - de l’entreprise.
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