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Workplace Trends : La Dares alerte sur les risques psycho-sociaux liés au télétravail


Ancré dans les habitudes de millions de salariés du secteur tertiaire, le télétravail a prouvé sa faisabilité à grande échelle et un certain nombre de bienfaits. Cependant, une publication de la Dares souligne les risques psycho-sociaux associés à cette pratique.

Depuis les proto-pratiques de travail à distance apparues dans les années 1980, le télétravail s’est fait une place dans le quotidien des entreprises du secteur tertiaire et celui de ses salariés lorsque la pandémie de Covid-19 l’a imposé. Au sortir de la crise sanitaire, le retour à une situation où travailler de chez soi était marginal n’était plus justifiable puisqu’il était admis que le télétravail fonctionnait et apportait même des bienfaits sur le bien-être des pratiquants voire, par corollaire, sur la productivité. En effet, la pratique favorise l’autonomie, réduit les trajets domicile-travail et peut améliorer la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. Ainsi, 26 % des personnes salariées télétravaillent en 2023 auxquelles s’ajoutent 10 % qui ne le pratiquent pas mais souhaiteraient commencer à y recourir au moins occasionnellement.

Cependant, elle est également associée dans la littérature scientifique à des risques psychosociaux (RPS) émergents. Dans une revue de littérature publiée récemment par la Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares), le chargé d’études Louis-Alexandre Erb synthétise les enseignements issus de plusieurs publications spécialisées.

L’auteur identifie ainsi trois grandes catégories de RPS : la distanciation des relations sociales, l’intensification du travail et la difficile articulation des temps de vie.

L’auteur identifie ainsi trois grandes catégories de RPS : la distanciation des relations sociales, l’intensification du travail et la difficile articulation des temps de vie.

Les effets de la distanciation des rapports sociaux

Au chapitre des atouts en faveur du télétravail, une plus grande autonomie favorisant une meilleure gestion du temps professionnel et une réduction des conflits associés est souvent mise en avant. Toutefois, cette pratique entraîne en contrepartie une distanciation spatiale ainsi qu’une diminution des interactions sociales et des relations professionnelles. Cela pèse sur le collectif de travail ou sur l’individu, isolé temporairement de sa hiérarchie et de ses collègues. Par ailleurs, le travail hybride, alternant présentiel et distanciel, complexifie le quotidien au sein d’un collectif de travail. Cet argument est l’arme de prédilection des chantres du retour au présentiel.

À distance de la hiérarchie

La distanciation entraine des questions spécifiques de leadership, de supervision et de gestion, affectant potentiellement le bon fonctionnement de l’équipe et la réalisation des objectifs. Par exemple, le contrôle exercé par le supérieur hiérarchique peut diminuer, tout comme l’aide qu’il apporte, en raison de l’isolement physique. Par manque d’échanges, les salariés risquent de ne pas avoir une vision complète des attentes de leur hiérarchie, bien que la présence physique ne soit pas automatiquement garante d’une bonne communication.

En outre, le télétravail peut accentuer les tensions liées aux échanges écrits qui se multiplient par le biais de courriels, de messages instantanés ou d’autres plateformes de communication écrite. Cette forme de communication engendre parfois des malentendus ou des interprétations erronées, les nuances et les émotions étant souvent difficiles à transmettre à l’écrit. Travailler à distance peut aussi impliquer une pression accrue pour fournir des rapports réguliers sur ses activités et ses avancées. Cela aboutit à des contraintes supplémentaires, qui peuvent être accompagnées de projets de rationalisation de l’activité caractérisés par la définition de tâches précises, le suivi de l’activité, la vérification et la surveillance.

À plus long terme, la distance avec la hiérarchie n’est pas sans risque pour la carrière des télétravailleurs et télétravailleuses. Certaines recherches démontrent que les opportunités de formation, d’avancement et même l’accès à des primes peuvent être limités en raison de cette séparation. La proximité physique avec la hiérarchie est souvent associée à une meilleure visibilité et à de meilleures chances de progression professionnelle. En suivant un panel de personnes salariées américaines de 1989 à 2008, Glass et Noonan (2016) ont mis en évidence que les heures supplémentaires effectuées sur site donnent lieu à une prime monétaire deux fois plus élevée que celle attribuée aux heures supplémentaires effectuées à domicile. Il convient de rappeler cependant que les critères de discrimination à l’avancement sont variés, comme en témoigne par exemple la situation des femmes en entreprise.

À distance des collègues

Le télétravail place également les personnes salariées à distance de leurs collègues, ce qui peut entraîner des répercussions significatives sur les relations entre les personnes salariées, affectant la dynamique collective et la représentation du personnel. Les moments informels, jouant un rôle important dans la cohésion d’équipe, sont réduits. Plusieurs études ont mis en avant l’association entre télétravail et isolement. La solitude prolongée mène à un sentiment de déconnexion sociale, une réduction des occasions de socialisation dans le cadre professionnel et in fine une diminution du bien-être émotionnel.

Par ailleurs, l’absence de proximité des personnes salariées peut rendre complexe la représentation du personnel au sein de l’entreprise. Si l’implication des salariés dans la représentation du personnel semble inchangée par le recours au télétravail, syndicats et représentants du personnel peuvent être confrontés à des difficultés pour maintenir un lien avec l’ensemble des personnes salariées et souffrent des mêmes difficultés d’échanges et de communication directe.

Enfin, le télétravail prolongé a vu émerger des problèmes de cyberharcèlement et de cyberintimidation. Isolées de leur hiérarchie et du collectif, les personnes salariées peuvent être confrontées à ces nouvelles formes de violences à leur domicile lorsqu’il devient leur lieu de télétravail. La généralisation du télétravail crée un environnement propice à ces comportements, comme l’ont mis en avant l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT).

Un travail plus intensif

L’intensité du travail est l’une des principales dimensions des RPS. Elle se réfère aux contraintes de rythme, à la charge et à la pression exercées par les exigences professionnelles, telles que le volume de travail, les délais serrés et la complexité des tâches. En télétravail, l’intensité du travail ne semble pas nécessairement augmenter : les individus indiquent ainsi pouvoir mieux se concentrer en télétravail et être moins interrompus. Toutefois, l’intensité peut se manifester de plusieurs manières qui peuvent augmenter le risque de surcharge mentale et d’épuisement professionnel : l’augmentation de l’amplitude des horaires de travail associée à des limites du temps de travail plus floues ; la complexité à gérer la charge de travail dans une organisation hybride ; et l’hyperconnectivité qui maintient une sollicitation constante même en dehors des horaires officiels.

L’amplitude des horaires de travail en croissance

Déjà avant la crise sanitaire, l’augmentation de la quantité de travail et de l’amplitude des horaires est une tendance observée chez les salariés en télétravail dans de nombreux pays. La réduction des déplacements quotidiens pourrait conduire à allonger les journées de travail, mais les résultats des études empiriques sont nuancés : Pabilonia et Vernon (2022) ne mettent pas en évidence d’effet de substitution significatif du temps de transport par du temps de travail. En revanche, une expérimentation menée dans un centre d’appels en Chine a montré que le temps de travail pouvait être près de 9 % plus élevé en télétravail que sur site (Bloom et al., 2015). Ces travailleurs et travailleuses à distance, moins gênés par les aléas des déplacements domicile- travail, commencent plus souvent à l’heure et raccourcissent davantage leurs temps de pause que celles et ceux sur site.

Par ailleurs, le télétravail pourrait encourager le recours à des horaires décalés, permettant aux personnes salariées de s’adapter à leur environnement en travaillant davantage aux moments où celui-ci est plus calme, ou encore de mieux gérer leurs contraintes familiales. Travailler tôt le matin ou tard le soir devient alors une stratégie organisationnelle. Cependant, cette flexibilité engendre une nouvelle forme de pression, où les personnes salariées prolongent leurs journées de travail sur une plus grande amplitude. Même si l’accroissement de l’amplitude horaire peut être revendiqué ou souhaité, les horaires décalés présentent le risque de créer « des déphasages par rapport aux rythmes de vie familiale et sociale ». En 2017, parmi les cadres du secteur privé en France, ceux qui télétravaillaient deux jours ou plus par semaine étaient en moyenne 1,6 fois plus susceptibles de travailler le samedi, et deux fois plus enclins à dépasser les 50 heures hebdomadaires ou à travailler en soirée.

Hyperconnectivité et surcharge informationnelle

Obligées de s’appuyer exclusivement sur les technologies numériques pour accomplir leurs tâches et communiquer, les personnes salariées qui télétravaillent s’exposent à une surcharge informationnelle. Les multiples canaux de communication et la réception continue de notifications sont des sources d’interruption, compromettant la concentration. Une étude menée en 2021 auprès d’un large panel de télétravailleurs et télétravailleuses chinois a mis en évidence que le télétravail était lié à une augmentation de la « télépression », c’est-à-dire une pression accrue pour répondre rapidement aux sollicitations des autres. Cette télépression liée au travail à distance génère des sentiments négatifs tels que l’insatisfaction ou l’irritabilité.

Par ailleurs, l’hyperconnectivité découlant de la disponibilité permanente aux moyens de communication en ligne complique la séparation entre vie professionnelle et vie personnelle. Les contraintes horaires mentionnées précédemment occasionnent la réception de messages professionnels en dehors des heures de travail, empêchant la déconnexion nécessaire au repos mental et physique. Ainsi, être moins visible par sa hiérarchie peut être compensé par une connexion à distance accrue.

Le télétravail favorise également le « présentéisme », c’est-à-dire le fait de travailler tout en étant malade.

Le télétravail favorise également le « présentéisme », c’est-à-dire le fait de travailler tout en étant malade. Constaté à la fois sur données chinoises (Bloom et al., 2015) et, plus récemment, sur données françaises, le présentéisme accru traduit la pression ressentie pour rester connecté et disponible, provoquant un surinvestissement au détriment du repos et du bien-être.

Charge mentale et violences domestiques

En théorie, le télétravail apporte une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, mais ces constats généraux se confrontent à une réalité plus complexe qui révèle un brouillage des lignes de séparation entre les sphères privée et professionnelle. Ces difficultés de conciliation ne sont pas sans lien avec l’intensité du travail. En outre, le télétravail peut induire un risque de réassignation des femmes au foyer, surtout des mères.

En effet, les femmes sont plus souvent confrontées à des conflits entre vie professionnelle et familiale, consacrant plus de temps au travail en dehors des horaires habituels. D’après l’enquête européenne des Conditions de travail, les télétravailleuses peuvent moins souvent s’interrompre pendant une heure sur leurs heures de travail pour s’occuper d’affaires personnelles ou familiales que leurs collègues masculins. Dès lors, si le télétravail entraîne une satisfaction professionnelle ou personnelle accrue pour les hommes en leur permettant de passer plus de temps à la maison, cette tendance n’est pas toujours observée chez les femmes. Cumulant travail rémunéré et travail domestique, les femmes en télétravail effectuent plus d’heures de travail que les hommes.

Cumulant travail rémunéré et travail domestique, les femmes en télétravail effectuent plus d’heures de travail que les hommes.

Le télétravail présente aussi le risque d’être associé à une augmentation des reproches, des tensions et des violences domestiques. Une promiscuité accrue exacerbe les conflits préexistants ou en engendre de nouveaux. Les reproches peuvent également surgir lorsque les membres de la famille se sentent négligés ou délaissés en raison de l’absorption de l’attention des personnes par leurs obligations professionnelles (OIT, OMS, 2021). Enfin, les conflits domestiques s’intensifient dans le cas d’une situation de cohabitation imposée et un partage accru du domicile en télétravail. De nombreuses études en France et à l’international ont ainsi mis en évidence une hausse des tensions et des conflits domestiques parmi les télétravailleurs et télétravailleuses lors des périodes de confinement, notamment lorsque les mères télétravaillaient tout en gardant leurs enfants.

En conclusion, le télétravail expose à de nouveaux RPS dont les principales causes sont la distanciation sociale, l’intensification du travail et la difficile articulation entre vie professionnelle et vie familiale. À ces risques s’ajoutent des risques physiques propres au télétravail : problèmes musculo- squelettiques, tendance à la sédentarité, possibilité accrue de recourir à des substances addictives (OIT, OMS, 2021) et des accidents de travail spécifiques au travail à domicile. L’ensemble de ces aléas doivent être correctement identifiés par les organisations.