Empreinte carbone : le déni de la filière numérique
Par Alexandre Foatelli | Le | Rse
Dans une étude récente, l’institut d’études privé Xerfi a passé au crible l’empreinte carbone de la filière numérique en France. Alors que les émissions sont promises à une augmentation significative, le rapport souligne un manque de maturité chez plusieurs entreprises du secteur.
Xerfi vient de publier une étude baptisée « La décarbonation du numérique - Data centers, opérateurs télécoms, éditeurs de logiciels, ESN : quels acteurs de la filière IT sont les plus RSE engagés ? ». Dans celle-ci, l’institut d’études privé partage des chiffres éloquents sur l’empreinte carbone actuel du secteur, ainsi que ses perspectives et le volontarisme plus ou moins présent des entreprises concernées.
Selon les données collectées auprès des 20 leaders du marché* et de 140 bilans carbone, les émissions de gaz à effet de serre (GES) du numérique en France représentaient 16,9 millions de tonnes équivalent CO2, soit 2,5 % du total des émissions. Cependant, avant même l’utilisation des nouvelles technologies, Xerfi note que la fabrication des sous-parties électroniques explique 80 % du bilan carbone de la filière.
Pire, les perspectives tablent sur une hausse de 45 % d’ici 2030, ce qui porteraient les émissions à 25 millions de tonnes équivalent CO2. Alors que tous les secteurs de l’économie ont engagé des plans de décarbonation afin de répondre aux objectifs de neutralité carbone, cette hausse dans la filière numérique serait portée avant tout par la croissance des usages - surtout celle de la quantité de données échangée sur les réseaux numériques -, mais aussi l’augmentation du taux d’équipement, notamment les objets connectés et le renouvellement des appareils stimulé par l’obsolescence.
En parallèle, la lecture des documents de référence et autres rapports RSE montrent que les leaders du numérique semblent dans le déni sur les risques que le changement climatique et la transition carbone pourraient induire sur leur activité. Les groupes de la Tech s’estiment en effet pas (ou peu) exposés aux risques climatiques, leur activité n’émettant directement que peu de GES.
Les experts de Xerfi soulignent qu’en réalité, les entreprises […] passent sous silence leurs très conséquentes émissions indirectes de GES.
Les experts de Xerfi soulignent qu’en réalité, les entreprises de services numériques (ESN), éditeurs de logiciels, opérateurs télécoms et gestionnaires de data centers passent sous silence leurs très conséquentes émissions indirectes de GES (scope 3), qui représentent plus de 90 % du bilan carbone d’un acteur du numérique. En outre, ces groupes recourent de façon intensive à la compensation carbone.
L’audit des résultats et des stratégies de décarbonation des vingt majors de l’industrie numérique tricolore par Xerfi montre de nettes différences en matière d’intensité carbone, d’évolutions passées des émissions et d’ambitions de réduction à l’horizon 2030.
Les data centers à la traîne
Dans l’ensemble, les ESN sont les mieux notées dans le référentiel établi par Xerfi. De nombreux acteurs de ce domaine d’activité ont en effet mis en place des unités commerciales spécialisées dans l’évaluation de l’empreinte carbone et l’accompagnement de leurs clients dans leur transition bas carbone. Ces entreprises ont également profité des confinements en 2020-2022 pour diminuer drastiquement leurs émissions liées aux déplacements professionnels.
Ainsi, Atos, Accenture et Capgemini apparaissent comme les plus engagés en matière de décarbonation et les moins exposés aux risques climatiques, d’après le classement exclusif Xerfi PTC (performance transition carbone). Dans cette catégorie, Atos se hisse en tête du podium grâce à une franche réduction de ses émissions allant au-delà de la baisse des revenus connue du groupe ces dernières années, des plans de décarbonation ambitieux à moyen terme et une communication claire et détaillée sur le sujet.
Du côté des opérateurs télécoms, Iliad et Bouygues Telecom dominent grâce en particulier à une plus grande transparence et des plans de décarbonation précis. À l’inverse, Eutelsat fait figure de mauvais élève : faute d’un bilan carbone complet, le spécialiste de la communication par satellite ne donne pas de vision complète de ses émissions et ne communique pas d’objectifs de décarbonation au moment de la réalisation de l’étude.
Au sein du classement établi par Xerfi, ce sont les gestionnaires de data centers qui figurent en retrait.
Au sein du classement établi par Xerfi, ce sont les gestionnaires de data centers (Digital Realty, OVHcloud, Equinix…) qui figurent en retrait. Au-delà d’une intensité carbone dégradée inhérente à leur activité (forte consommation d’électricité et achats de serveurs importés depuis l’Asie), ils affichent une faible maturité sur les enjeux climatiques : absence d’analyse exhaustive sur toute la chaîne de valeur des risques liés au climat, communication volontairement axée sur quelques opportunités isolées, pas d’investissement bas carbone significatif.
Du déni à l’action
Dans ce rapport, les experts de Xerfi présentent des recommandations pour que la filière du numérique en France emprunte une trajectoire plus vertueuse. Selon eux, la décarbonation du secteur à court terme passe par des opérations d’amélioration de l’efficacité énergétique des data centers et des infrastructures de réseaux (antennes mobiles, réseaux filaires, etc.) et l’augmentation de la part d’électricité d’origine renouvelable dans le mix énergétique des acteurs.
Dans un autre registre, les leaders du numérique réalisent également des opérations similaires pour leurs bureaux, cependant moins énergivores, et ambitionnent d’augmenter la part de véhicules électriques dans leurs flottes d’entreprise.
L’essentiel des émissions de GES pour l’industrie numérique réside en réalité dans les achats […], qui peuvent compter pour 80 % des émissions de scope 3 dans certains cas.
Toutefois, ces initiatives n’agissent qu’à l’échelle des émissions opérationnelles (scopes 1 et 2), très minoritaires à l’échelle du bilan consolidé du secteur du numérique (moins de 10 %). L’essentiel des émissions de GES pour l’industrie numérique réside en réalité dans les achats (composants à base de matériaux rares, processus d’extraction et de transformation très carbonés, acheminement depuis les pays d’Asie du Sud-Est, etc.), qui peuvent compter pour 80 % des émissions de scope 3 dans certains cas, et l’utilisation des produits vendus (73 % du scope 3 pour Dassault Systèmes par exemple).
Or, la décarbonation de ces postes constitue un véritable défi pour les acteurs qui doivent repenser la conception de leurs produits, engager la chaîne de valeur et notamment les transporteurs mais aussi sensibiliser les clients. Ce sont les opérations visant à réduire l’empreinte carbone indirecte, et notamment l’écoconception des produits et services ainsi que la mise en place de politique d’achat responsable, qui ont le plus d’impact en termes de réduction de GES. Les opérateurs tentent également de mobiliser leurs collaborateurs pour réduire l’empreinte carbone liée aux déplacements domicile-travail et professionnels.
Dans ces conditions, un encadrement plus strict pour verdir le numérique paraît inéluctable, de l’avis des experts de Xerfi. Des solutions de décarbonation efficaces existent et si la réduction de son empreinte carbone représente un coût incompressible pour une entreprise, elle est aussi source d’opportunités de business comme le leasing vert ou le green IT, car il ne faut pas écarter le risque réputationnel auprès des employés et des candidats potentiels d’un manque de volontarisme sur le sujet.
* Accenture, Altice France, Atos, Bouygues Telecom, Capgemini, Cegedim, Dassault Systèmes, Data 4, Digital Realty, Equinix, Eutelsat, IBM, Iliad, Inetum, Microsoft, Orange, OVHcloud, SAP, Sopra Steria et Ubisoft.